Forces et faiblesses de l’athlétisme québécois au fil des années – ARTICLE 1 : sprints et haies
Par Denis Poulet
Cette série se veut un regard historique sur les différents groupes d’épreuves en athlétisme au Québec et sur les athlètes qui s’y sont illustrés. Jusqu’à la fin des années 1960, quelques-uns émergeaient de temps en temps pour briller sous les couleurs du Canada aux Jeux olympiques ou aux Jeux du Commonwealth (anciennement, Jeux de l’Empire). Les Montréalais Phil Edwards (triple médaillé de bronze aux 400 m, 800 m et 1500 m des JO de 1932 et médaillé de bronze au 800 m des JO de 1936) et Hilda Strike (médaillée d’argent au 100 m des JO de 1932) sont les figures dominantes à ce titre. Étienne Desmarteau (médaillé d’or au poids de 56 lb aux JO de 1904), Édouard Fabre (vainqueur du Marathon de Boston en 1915) et Gérard Côté (quadruple gagnant à Boston dans les années 1940) sont les seuls francophones à s’être distingués sur la scène internationale durant cette période.
On peut parler d’un développement plus systématique de l’athlétisme québécois à partir des années 1970. La Fédération québécoise se professionnalise, les clubs se multiplient dans l’ensemble de la province, les Jeux olympiques de 1976 à Montréal suscitent des vocations. Dès lors apparaissent des athlètes québécois de haut niveau, dispersés et dans toutes sortes de disciplines. Mais certaines épreuves, à certaines époques, concentrent le talent. Se constituent ainsi ce qu’on peut appeler « les forces de l’athlétisme québécois ». On pense notamment au saut en hauteur masculin, au marathon féminin et à la marche, mais l’excellence dans ces disciplines, et dans plusieurs autres, a varié selon les périodes. D’autres disciplines ont souffert de carences, comme les épreuves combinées, même si, sporadiquement, certains athlètes y ont atteint un niveau respectable.
Nous examinerons tout cela en détail dans cette série, en commençant par les sprints et les haies. Suivront le demi-fond et le fond sur piste, la course sur route, la marche, les sauts, les lancers, les épreuves combinées et les relais.
- Les sprints et les haies
Les sprints
L’athlétisme québécois connaît présentement un âge d’or dans les sprints féminins. Il n’y a jamais eu simultanément autant de sprinteuses québécoises de classe internationale. On parle évidemment d’Audrey Leduc (22e au 100 m et 18e au 200 m aux derniers Championnats du monde) et de Marie-Éloïse Leclair (médaillée d’or au relais 4 x 100 m mixte des Mondiaux de relais), mais il faut y ajouter Donna Ntambue, Catherine Léger, Deondra Green et Frédérique Chiasson, quatre autres sprinteuses à moins de 11,50 s au 100 m. Six des 10 meilleures coureuses québécoises de 100 m de l’histoire ont réalisé leur meilleure performance au cours des trois dernières années. Aiyanna Stiverne et Micha Powell se sont aussi fait valoir sur la scène internationale durant la dernière décennie, au 200 m et au 400 m.
Il y avait eu de bonnes sprinteuses québécoises auparavant, mais jamais autant à un tel niveau. Joan Hendry à la fin des années 1960, Chantal Desrosiers à la fin des années 1970, Julie Rocheleau dans les années 1980, Philomena Mensah dans les années 1990, Geneviève Thibault dans les années 2000, puis Kimberly Hyacinthe, qui a dominé le sprint québécois pendant toute la deuxième décennie du présent siècle, constituent une belle lignée d’excellentes sprinteuses. Il faut également mentionner Farah Jacques, qui a contribué à la 6e place du Canada au relais 4 x 100 m des Jeux olympiques de Rio en 2016.
Le sprint masculin n’a pas connu l’effervescence du sprint féminin actuel, mais on y retrouve le meilleur athlète québécois de l’histoire. Bruny Surin est en effet dans une classe à part, celle des grands de la scène mondiale. Deux fois champion du monde en salle au 60 m, médaillé d’or olympique au relais 4 x 100 m en 1996, 4e en finale olympique du 100 m en 1992, deux fois médaillé d’argent au 100 m aux Championnats du monde… Aucun athlète québécois n’a atteint ce niveau-là, ni avant ni après.
Avant Bruny, il y avait eu quelques bons sprinters, mais à un niveau beaucoup plus modeste. Michel Charland à la fin des années 1960, puis Claude Montminy, Dan Biocchi et Marvin Nash dans les années 1970. Et vint Atlee Mahorn, cet athlète d’origine jamaïcaine développé en Ontario et passé au Québec en 1991. Atlee a fixé de nouveaux standards de qualité sur les trois distances du sprint : 10,16 s au 100 m, 20,17 s au 200 m et 45,79 s au 400 m. Son 10,16 a évidemment été éclipsé par Surin, mais ses temps au 200 et au 400 sont toujours les records du Québec.
Au début des années 2000, on a cru que Nicolas Macrozonaris serait un digne successeur de Bruny Surin. Nicolas a frappé un grand coup en 2003 quand il a battu le recordman du monde de l’époque en 10,03 s dans une compétition à Mexico, mais ses résultats dans les grands rendez-vous mondiaux subséquents n’ont pas été à la hauteur, même s’ils constituent un palmarès enviable. Nicolas a, entre autres, été champion canadien du 100 m à quatre reprises. Hank Palmer est l’autre grand sprinter québécois des années 2000, ses succès incluant une 4e place au 200 m des Mondiaux juniors de 2004 et une magnifique contribution à la 5e place du Canada au relais 4 x 100 m des Jeux olympiques de 2008 à Pékin.
Le sprint québécois a souvent été dynamisé par des athlètes venus d’ailleurs, inscrits comme membres de la Fédération québécoise. Il a été question précédemment d’Aiyanna Stiverne (États-Unis), de Marvin Nash (Jamaïque), d’Atlee Mahorn (Jamaïque) et de Philomena Mensah (Ghana). Ajoutons Emanuel Parris (Ontario) et, plus récemment, Edrick Floréal jr (États-Unis) et Lionel Tshimanga Muteba (Congo). Les performances de ces athlètes apparaissent dans le top 10 québécois de tous les temps, mais leurs prestations n’ont pas eu un grand retentissement.
Le 400 m est aussi considéré comme une épreuve de sprint, même si ses spécialistes ne sont pas toujours perçus comme de réels sprinters. Le Québec n’a pas produit de très grands coureurs et coureuses de 400 m. Chez les hommes, Sylvain Lake (47,17 s) et Bruce Roberts (47,14 s) dans les années 1980, puis Alexandre Marchand dans les années 1990 (46,12 s) sont les meilleurs locaux de notre histoire. Bruce Roberts a notamment détenu le record du Québec de 1978 à 1982, puis l’a repris en 1984 pour le conserver neuf années. Achraf Tadili (46,34 s) apparaît au 4e rang des meilleurs performeurs, mais il était davantage un spécialiste du 800 m, épreuve où il a vraiment fait sa marque. Son record personnel au 400 signifie qu’il avait pour atouts une vitesse de base remarquable et une résistance formidable.
Deux jeunes coureurs pourraient invalider le diagnostic de relative faiblesse de cette discipline. Mickael Allaire, 17 ans, et Gabriel Qureshi, 19 ans, ont démontré un talent hors du commun sur le tour de piste cette année (2025), en vertu de chronos de 46,65 s et 47,09 s respectivement. Mickael a en fait couru deux fois sous les 47 secondes (46,74 s à Ottawa le 11 juillet, puis 46,65 s aux Championnats de la Légion le 9 août), tandis que Gabriel est passé sous les 48 secondes à trois reprises. Très prometteur!
Chez les femmes, aucune coureuse n’a franchi le cap des 51 secondes au cours de l’histoire. Rosey Edeh a longtemps détenu le record du Québec (53,01 s en 1985, puis 52,39 s en 1992), mais c’est en tant que spécialiste du 400 m haies qu’elle s’est distinguée (voir plus loin). La dernière décennie a néanmoins vu éclore de beaux talents sur le tour de piste : Audrey Jean-Baptiste a donné le ton en 2015 (51,93 s), battant le record de Rosey Edeh, Katherine Surin a suivi (52,43 s en 2019), puis Micha Powell (52,31 s en 2021, mais record personnel de 51,97 s en 2016 alors qu’elle était affiliée à Athletics Ontario). C’est toutefois Aiyanna Stiverne qui a largement dominé la décennie, avec un sommet de 51,21 s en 2022. Aiyanna a participé à cinq Championnats du monde consécutifs, du jamais vu pour une athlète du Québec.
Somme toute, les épreuves de sprint au Québec peuvent historiquement compter parmi les forces de la province. Par le nombre d’athlètes qui y ont excellé, mais aussi par l’heureuse concentration que constitue le sprint féminin de nos jours et par les niveaux exemplaires qu’ont atteints les Hilda Strike, Audrey Leduc, Marie-Éloïse Leclair et Bruny Surin.
Les haies
Il est toujours étonnant de voir des champions émerger dans des disciplines dont les exigences techniques sont très élevées. C’est le cas des épreuves de haies. Or, on relève d’excellents hurdleurs québécois à plusieurs époques depuis un siècle. Aux JO de Paris en 1924, les Montréalais Sydney Pearce et Warren Montabone participèrent au 110 m haies et au 400 m haies. Montabone, d’origine américaine, prit part aussi au 400 m haies des JO de 1928 (56,5 s au 1er tour).
Il faut cependant faire un saut de quatre décennies pour voir à nouveau des hurdleurs québécois de niveau international. Tony Nelson fut le pionnier des temps modernes, sélectionné pour les JO de 1972 au 110 m haies (32e). Il taquina les 14 secondes, mais c’est Daniel Taillon qui brisa cette barrière le premier (13,8 s en 1975). Daniel fut l’un des huit Québécois à participer aux JO de Montréal, où il se classa 19e (14,23 s au 1er tour). Un troisième hurdleur de haut niveau se manifesta presque aussitôt en la personne de Pat Fogarty, qui porta le record du Québec (chrono électrique) à 13,89 s en 1977. Seul Andrew Lissade fera mieux, soit 13,81 s en 2000. Robert Charbonneau a aussi joué dans ces eaux-là peu après, mais son dossier reste entaché d’une suspension pour dopage (usage de cannabis) lors des Championnats canadiens de 2006.
Depuis, on observe un grand vide… jusqu’à l’arrivée du Français Grégory Michel en nos terres au début des années 2020. Grégory n’a cessé de progresser, brisant la barrière des 14 secondes en 2023 (13,99 s) pour atteindre 13,86 s en 2024. De son côté, Antoine Lebrun s’est approché très près de cette barrière en 2025 quand il s’est classé 3e aux Championnats canadiens en 14,07 s.
Du côté féminin, Tatiana Aholou a enfin battu le record du Québec de Julie Rocheleau, qui a tenu le coup 37 ans. Tatiana a franchi la barrière des 13 secondes cette année (2025), avec un sommet de 12,77 s à Edmonton le 13 juillet, soit un centième de mieux que le record de Julie Rocheleau. Tatiana est donc devenue la meilleure spécialiste québécoise de l’histoire dans cette épreuve. Sonia Paquette dans les années 1990 (13,11 s en 1996) puis, plus récemment, Farah Jacques (13,11 s en 2019) sont les seuls autres noms à signaler dans cette rétrospective.
Au 400 m haies, trois noms s’imposent : Francine Gendron et Rosey Edeh du côté féminin, Alexandre Marchand chez les hommes. Bien qu’elle soit davantage reconnue comme coureuse de demi-fond, Francine Gendron a fait œuvre de pionnière dans une épreuve qui n’était ouverte aux femmes que depuis 1971. En 1974, elle gagnait le championnat canadien et, l’année suivante, défendait son titre avec succès en établissant un record national en 58,2 s. Ce record tiendra huit ans.
Pour sa part, Rosey Edeh présente un bilan exceptionnel : elle détient les 10 meilleures performances québécoises de tous les temps et son record canadien de 54,39 s aux JO de 1996, où elle s’est classée 6e, a tenu 23 ans. Rosey a été championne nationale à cinq reprises et a représenté le Canada à trois Jeux olympiques (1988, 1992, 1996). Aux Jeux mondiaux universitaires de 1989, en Allemagne, elle a décroché la médaille d’argent (57,06 s).
Du côté masculin, Alexandre Marchand compte sept chronos à moins de 50 secondes, la moyenne de ses 10 meilleures performances étant de 49,93 s. C’est aux Jeux mondiaux universitaires de 1999, disputés à Palma de Majorque, en Espagne, qu’il connut son meilleur résultat international, une 7e place (49,72 s); en demi-finale, il avait atteint un sommet personnel de 49,51 s, chrono qui le situe au 6e rang canadien de tous les temps.
Alexandre a eu quelques précurseurs : Pierre Léveillé s’était approché des 50 secondes en 1984 (50,32 s) et Rova Rabemananjara, d’origine malgache, fut le premier Québécois à franchir cette barrière (49,93 s en 1997). Depuis le début du présent siècle, un seul athlète a fait mieux que 51 secondes, soit Gabriel El Hanbli en 2011 (50,77 s). Mentionnons que Gabriel Slythe-Léveillé, fils de Pierre Léveillé, a remporté le championnat national en 2015 (51,67 s) et 2019 (51,58 s), alors que son père avait réussi l’exploit en 1986 (50,84 s). C’était sans doute la première fois qu’un tandem père-fils conquérait le titre. Quand on dit « marcher dans les traces de son père… »!
Conclusion, les haies ont été une force de l’athlétisme québécois, mais il y a eu un creux d’une bonne vingtaine d’années à compter des années 2000. Grégory Michel et Tatiana Aholou ont ranimé la flamme ces dernières années, mais font pratiquement cavalier seul.
Prochain article : Le demi-fond et le fond sur piste