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Grandes figures de l'athlétisme | Actualité

Hommage à Claude Ferragne (1952-2024)


Article par Denis Poulet

 

C’est une « grande figure » de notre sport que nous venons de perdre. Voici le texte que nous avons publié en 2020 à son sujet dans le cadre du dossier des Grandes figures de l’athlétisme québécois, accompagné de sa fiche athlétique. Ce texte est suivi d’une entrevue que Claude avait accordée à la revue Loisir Plus en octobre 1978, après avoir annoncé sa retraite de l’athlétisme. 

Le 29 octobre 1978, Claude Ferragne était sacré « athlète par excellence de la décennie au Québec » lors de la Soirée du mérite sportif québécois. Pourquoi? Parce que c’est lui qui symbolisait le mieux le chemin parcouru par le sport amateur québécois depuis 1968, alors que celui-ci commençait à se donner une structure de soutien et d’encadrement inédite. Claude a fait sa marque dans une discipline méconnue, s’élevant au rang des meilleurs sauteurs en hauteur de l’époque dans le monde. Même qu’il fut probablement le dernier grand spécialiste du « rouleau ventral », ce style qui avait été la marque de commerce du fameux Valery Brumel.

Claude fut le premier sauteur québécois à 2 m (en 1971), il a amélioré le record du Québec à neuf reprises, le portant de 1,96 m en 1970 (quand il avait 17 ans) à 2,25 m en 1980. Il a aussi détenu le record du Québec en salle de 1971 à 1984, ainsi que le record canadien en salle (2,21 m) de 1973 à 1975. Il est un pionnier qui a ouvert la voie aux formidables sauteurs québécois qui lui ont succédé (Alain Métellus, Charles Lefrançois et Kwaku Boateng).

Son parcours ne fut pas sans nuages. À partir de 1973, quand il battit les Soviétiques Tarmak (champion olympique de 1972) et Abramov au Forum devant 11 500 spectateurs, il devint l’ESPOIR du Québec pour les Jeux de Montréal de 1976. Sa médaille de bronze aux Jeux du Commonwealth de Christchurch en 1974 (2,12 m) était sa première médaille en grande compétition internationale, mais c’était une performance moyenne. Aux Jeux de Montréal, dans un contexte émotif, Claude dut se contenter de la 12e place à 2,14 m; le « ventraliste » qu’il était fut sans doute désavantagé par la pluie et la piste d’élan mouillée, mais il ne chercha pas d’excuse et poursuivit sa carrière sans coup férir.

En 1978, aux Jeux du Commonwealth à Edmonton, il prenait sa revanche sur Greg Joy, le médaillé d’argent de Montréal, triomphant à 2,20 m. En 1980, il conquit enfin le titre national en plein air pour la première fois, grâce à un bond de 2,23 m. Et le 21 février 1981, à Edmonton, il atteignit la même hauteur, ce qui lui valait le titre de champion canadien en salle. La boucle était bouclée, il pouvait se retirer la tête haute.

Fiche athlétique de Claude Ferragne

 

Entrevue avec Claude Ferragne, revue Loisir Plus, octobre 1978

Nul mieux que Claude Ferragne ne pouvait témoigner des dix dernières années du sport amateur québécois. Ces dix années, Ferragne les a vécues sur le terrain, acharné jour après jour à franchir une barre toujours plus élevée. Il est passé par tous les stades de la progression qui conduit à l’élitisme mondial, faisant son chemin la plupart du temps en solitaire, environné de structures toujours plus complexes qu’il ignorait le plus souvent. Ferragne a mis un terme à sa carrière le 10 août dernier à Edmonton, théâtre de sa première grande victoire en compétition internationale. Pour Loisir Plus, le nouveau champion du Commonwealth a accepté de faire un retour en arrière, un bilan de son expérience, à vrai dire unique dans l’histoire du sport amateur québécois. 

 

Loisir Plus (LP) : De tes débuts sur les terrains de jeux de la ville de Montréal en 1967 jusqu’aux derniers Jeux du Commonwealth, tu as été membre de cinq ou six clubs, tu as été dirigé par cinq entraîneurs. Comment évalues-tu ce type d’encadrement?

Claude Ferragne (CF) : J’ai été membre de plusieurs clubs, mais en réalité, c’était souvent le même qui changeait de nom. À vrai dire, je ne me suis jamais entraîné dans un club, si ce n’est à l’Immaculée-Conception en 1968. J’ai toujours aimé m’entraîner comme je le voulais et quand je le voulais. Le plus souvent, j’étais seul à mon niveau, ce qui fait que je n’avais pas besoin d’un club comme milieu d’entraînement. Le club pour moi, c’était surtout un nom sur mon dossard.

Pour ce qui est des entraîneurs que j’ai eus, je dois d’abord dire que 80 % de mon coaching, c’était moi-même. À part Yves Brouillette, qui m’a enseigné les rudiments de la spécialité en 1968, les autres furent plutôt des conseillers que des entraîneurs. Je pense à Jean-Paul Baert à compter de 1969 et à Michel Portmann à compter de 1973.

Au point de vue technique, je suis un des meilleurs spécialistes au monde et j’ai même dû innover pour progresser. J’ai dû aussi mettre l’accent sur le renforcement musculaire, sans lequel je serais resté à deux mètres, car je n’ai pas de qualités physiques exceptionnelles. Sur ce plan, la technique de stimulation électrique que m’a fait connaître Michel Portmann a joué un rôle important. Mais là, les entraîneurs québécois ont un retard de dix ans, si on se réfère par exemple aux techniques soviétiques.

J’ai donc progressé surtout grâce à moi-même, à mes recherches, à ma passion du saut en hauteur, mais je ne suis pas une exception. Dwitght Stones, Greg Joy n’ont pas d’entraîneur attitré et, au niveau international, on compte encore beaucoup de sauteurs de ce type.

 

LP : Ne crois-tu pas que, si tu avais été Allemand ou Russe, tu serais allé beaucoup plus loin?

CF : J’en suis convaincu. Ici on n’est pas équipé, techniquement et scientifiquement, comme là-bas. Dans le milieu québécois, des moyens que j’ai eus j’ai tiré le maximum. J’aurais pu aller aux États-Unis, j’ai déjà reçu une offre de l’université UCLA, mais au point de vue entraîneurs, contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas mieux là-bas. Il y a de meilleurs athlètes, une meilleure compétition, mais cela n’est pas suffisant. Le problème, c’est qu’arrivé à un certain niveau, l’athlète ne trouve plus beaucoup de personnes aptes à l’aider. Tenez, au Québec, il y a encore des entraîneurs de saut en hauteur qui sont contre la musculation. Ça me donne envie d’être entraîneur à mon tour.

 

LP : Et que ferais-tu si tu étais entraîneur?

CF : Je commencerais par la base : le dépistage. Dans le saut en hauteur, c’est le gabarit qui compte au départ.

 

LP : Quand on pense aux athlètes amateurs, on pense toujours aux problèmes d’argent. Comment as-tu réussi à traverser les difficultés que connaissent ordinairement les meilleurs athlètes au Canada?

CF : À vrai dire, je suis bien satisfait et je n’ai jamais eu lieu de me plaindre à partir du moment où mes performances en valaient la peine. Je ne travaillais pas l’été, et même si je n’avais pas beaucoup d’argent de poche, je me trouvais bien. J’ai bénéficié de bourses de Sport Canada et de Mission Québec 76 qui, soit dit en passant, m’a beaucoup aidé. Une année, j’ai même eu une bourse substantielle de 5000 $ de la Fondation de la Palestre nationale. Mais je pense que j’ai été le plus chanceux des athlètes québécois au point de vue monétaire.

 

LP : As-tu bénéficié des programmes d’aide financière du Plan des Jeux et de l’Association olympique canadienne?

CF : Non. Je n’ai fait une demande qu’une seule fois, il y avait un tas de paperasse à remplir, j’ai attendu plusieurs semaines et la réponse fut non. De plus, le système des organismes nationaux obligeait à avancer soi-même l’argent, à amasser les factures et à attendre longtemps les remboursements. Mission Québec 76 était beaucoup plus efficace.

 

LP : Un autre problème auquel font face ordinairement les athlètes québécois est l’accès aux équipements d’entraînement. On a souvent cité ton cas, avant les Jeux olympiques, comme un exemple de mépris de divers organismes envers les athlètes.

CF : J’ai toujours eu des problèmes sur ce plan, mais je dois reconnaître que, depuis les Jeux olympiques, ça va beaucoup mieux. Il y eut un temps où il n’y avait qu’au collège Dawson que l’équipement de musculation était adéquat. Je devais faire mon trois quarts d’heure d’autobus pour aller m’y entraîner, et pour ça, je vous dis qu’il faut être motivé. Une chance aussi qu’il y a eu le CENA (Centre national d’entraînement athlétique)! Ce problème d’installations explique pourquoi je suis allé étudier à l’Université Laval en 1974 et 1975. Là, j’étais tout seul, je pouvais m’entraîner, mais j’ai plafonné…

 

LP : As-tu toujours eu la possibilité de choisir tes compétitions?

CF : À partir du moment où j’ai fait 2,21 m en 1973, je n’ai pas eu de problème de ce côté. Les compétitions au Québec n’avaient plus d’importance. Je pouvais aller aux États-Unis et sur le circuit européen. Et je pense qu’il vaut mieux perdre quinze fois en Europe que gagner quinze fois au Canada.

 

LP : Que penses-tu des structures du sport amateur au Québec?

CF : Je ne les connais pas beaucoup, je n’ai pas eu souvent affaire à elles. La Fédération est parfois utile pour donner des renseignements, sur les calendriers de compétitions, les horaires… J’ai déjà dit que Mission Québec 76 m’avait grandement aidé. Quant aux autres… Le Haut-Commissariat? C’est bien trop haut placé!

 

LP : Aux derniers Jeux olympiques, on avait fait de toi et de Robert Forget les grands espoirs du Québec, on vous voyait déjà sur le podium. Cette expérience a-t-elle été éprouvante?

CF : Oui. Les journalistes ne connaissaient rien. En 1973, j’avais découvert la pression, je n’ai pas aimé ça. Mais je ne regrette rien, même par ma performance aux Jeux. Après les Jeux, j’étais tout de même très déprimé, ce fut ma pire année. Aussi ai-je fait en sorte de ne pas retrouver la même pression aux Jeux du Commonwealth. À Christchurch en 1974, j’étais le favori, mais pas cette année. Cette fois, c’était Joy. Et je l’ai battu.

 

LP : Étrangement, la presse, et tu l’y as aidée, a minimisé ta performance d’Edmonton. On a prétendu que cette performance se situait si loin dans l’échelle mondiale que tu avais bien raison de renoncer à Moscou.

CF : Oui, c’est vrai qu’on a peu oublié que j’avais battu Joy. J’ai gagné à 2,20 m, mais s’il avait fallu faire 2,23 ou 2,25 pour le battre, je l’aurais fait, j’en suis convaincu. J’étais prêt. Puis, 2,20 m en compétition internationale, dans des conditions de saut qui n’étaient pas parfaites, ce n’est pas si vilain. À Moscou, je suis persuadé qu’il ne faudra pas plus que 2,25 m pour une médaille; peut-être le premier à 2,30 ou plus, mais les deux autres à 2,27, 2,25…

 

LP : Songerais-tu déjà à revenir en compétition pour les Jeux de Moscou?

CF : Il n’en est pas question pour le moment.

 

Entrevue réalisée par Denis Poulet

**Note. Après cette entrevue, Claude a quand même continué la compétition, réalisant même un nouveau record personnel (et du Québec) de 2,25 m en Californie le 1er juin 1980. Ses ambitions pour Moscou n’ont toutefois pu se matérialiser puisque le Canada a boycotté les Jeux.

 

Photo : Gracieuseté JdeM