Un autre regard sur le top 10 québécois de tous les temps

Par Denis Poulet
Les classements en athlétisme présentent généralement deux versions : l’une où n’apparaît que la meilleure performance de chaque athlète mentionné dans chacune des épreuves, l’autre où peuvent figurer plusieurs performances de chaque athlète. On peut consulter les deux versions au niveau mondial et au niveau canadien*, mais au niveau québécois, le top 10 québécois de tous les temps n’offre que la première (une seule performance par athlète).
Certes, l’approche « une seule performance par athlète » montre bien le niveau de notre élite, surtout quand on regarde la 10e du classement. Et elle permet une grande diversité de contributions à travers les années. Des centaines d’athlètes se retrouvent ainsi dans le palmarès des 10 meilleurs et meilleures.
Le portrait est tout autre si on inclut dans les classements plusieurs performances des meilleurs. Prenons par exemple le 100 mètres masculin. Avec l’option « meilleure performance de chaque athlète », on a 11 noms dont les performances ont été réalisées de 1974 à 2022, avec la première à 9,84 s (Bruny Surin) et la dernière à 10,44 s (Claude Montminy et Kofi Yevakpor). Dans la seconde option, on retrouve 20 performances de Surin, effectuées de 1989 à 1999, et une de Nicolas Macrozonaris (10,03 s en 2003, à la 8e place). La 10e est à 10,05 s, pratiquement inaccessible.
Petite note en passant : oui, le top 10 montre bien 20 performances de Surin puisque le meilleur sprinter de notre histoire a obtenu plus d’une fois cinq chronos, soit 9,97 s deux fois, 10,02 s trois fois, 10,03 s trois fois, 10,04 s quatre fois et 10,05 s trois fois.
Six fiches parfaites
Surin a donc une fiche parfaite, même s’il partage une performance avec Macrozonaris, à la 8e place. Cinq autres athlètes seulement ont aussi une fiche parfaite, pouvant revendiquer les 10 meilleures performances québécoises de l’histoire dans une épreuve.
On a ainsi Achraf Tadili au 800 m, qui en quatre ans (de 2003 à 2006) a inscrit les 10 meilleures, la 10e à 1:45,65 min. Autre athlète dominant, Edrick Floréal au triple saut, dont les 10 meilleurs résultats s’étalent de 1987 à 1994, avec le 10e à 16,61 m. Floréal détient par ailleurs 6 des 10 meilleures performances au saut en longueur, où il doit cependant partager les honneurs avec Ian Lowe (2e ,7e, 8e et 9e) et Bruny Surin (4e, 5e et 6e).
Chez les femmes, Rosey Edeh a inscrit 10 marques inégalées au 400 m haies de 1989 à 1996, la 10e à 56,01 s. Et Julie Labonté a fait de même au lancer du poids de 2011 à 2013, la 10e à 17,61 m.
Aiyanna Stiverne a aussi une fiche parfaite au 400 m, mais elle doit partager le 5e rang avec Audrey Jean-Baptiste à 51,93 s.
Neuf sur dix
Neuf athlètes ont une fiche presque parfaite, soit neuf des dix meilleures performances.
Charles Philibert-Thiboutot au 1500 m. William Paulson a joué les trouble-fêtes en 2022 avec son chrono de 3:33,97 min, réalisé à deux reprises et bon pour la 5e place. Philibert-Thiboutot détient par ailleurs huit des dix meilleures performances au mile.
Alexandre Marchand au 400 m haies. Avec neuf chronos sous les 50,21 s de 1997 à 1999, Marchand a ouvert un chemin quasiment inaccessible à ses successeurs. Le seul autre athlète à apparaître dans le top 10 est Rova Rabemananjara, 49,93 s en 1997, à la 5e place. L’année suivante, Marchand a égalé cette performance, un an avant son sommet de 49,51 s en Espagne, aux Championnats mondiaux universitaires.
Youssef Koudssi au disque. L’Américano-Québécois s’est imposé en deux ans (2023 et 2024) comme le meilleur discobole de notre histoire. Il a relégué au 9e rang Marc-Antoine Lafrenaye-Dugas, qui reste toutefois détenteur du record provincial.
Audrey Leduc au 100 m. La nouvelle grande vedette de l’athlétisme québécois (et canadien) a fait flèche de tout bois en moins de trois mois cet été, inscrivant neuf des dix meilleurs résultats de tous les temps. Julie Rocheleau, qui détenait le record du Québec depuis 1988, a dégringolé à la 8e place.
Simone Plourde au 1500 m. Une autre éclosion récente. En deux ans, Plourde a inscrit au palmarès les neuf meilleures performances de l’histoire. Mélanie Choinière, l’ancienne détentrice du record du Québec (4:09,72 min en 1996), a glissé à la 10e place.
Émilie Mondor au 5000 m. Il a fallu 20 ans pour qu’une autre athlète atteigne son niveau. Simone Plourde y est parvenue le printemps dernier, grâce à un chrono (15:13,57 min) qui est le 7e de tous les temps.
Jessy Lacourse au 3000 m steeple. La rivalité entre Jessy et Catherine Beauchemin était belle à voir il y a quelques années, sans compter qu’elle était stimulante. Mais Lacourse l’emporte nettement avec ses sept chronos sous les 10 minutes et deux autres légèrement au-dessus. Beauchemin n’a franchi cette barrière (c’est le cas de le dire) qu’en 2022 : son résultat de 9:56,10 min apparaît à la 7e place.
Marina Crivello au 20 km marche. Tina Poitras avait été l’athlète dominante au 10 km marche dans les années 1990 avec sept des 10 meilleures performances, Crivello a brillamment pris la relève dans les années 2000, mais sur la distance plus longue de 20 km. Elle détient neuf des 10 meilleurs résultats, mais elle partage la 4e place avec Micheline Daneau à 1:43:59 h et Isabelle Clermont clôt le palmarès à 1:46:07 h.
Michelle Fournier au marteau. Avec neuf performances variant de 62,46 m à 64,46 m entre 1999 et 2004, Fournier fut l’une des grandes lanceuses québécoises de l’histoire. Au début des années 2010, Galina Mityaeva, originaire du Tadjikistan, a immigré au Québec; cette lanceuse de 60 mètres, qui avait représenté son pays aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, a poursuivi sa carrière chez nous, inscrivant quelques très bonnes performances, dont ces 63,04 m en 2014 qui la classent à la 4e place.
Huit sur dix
Jean-Simon Desgagnés au 3000 m steeple. Jusqu’en 2022, Alex Genest était le roi incontesté de cette épreuve. Il affichait les 10 meilleures performances québécoises, toutes réalisées entre 2011 et 2015. En deux ans (2023 et 2024), Desgagnés a complètement chamboulé le classement. Il détient maintenant huit des 10 meilleures performances. Seuls ont résisté les chronos de 8:19,33 min (7e) et 8:22,62 min (10e) de Genest.
Guillaume Leblanc au 20 km marche. Toutes à moins de 1:24 h, ces performances incluent celle qui lui a valu la médaille d’argent olympique à Barcelone en 1992 (1:22:25 h, à la 4e place) et son record personnel de 1:21:13 h en 1986, record canadien qui ne fut battu que 26 ans plus tard (par Inaki Gomez, de la Colombie-Britannique, 1:20:58 h). Martin St-Pierre est le seul intrus dans ce classement, avec les 5e et 9e performances.
Les beaux partages
Certaines épreuves sont révélatrices de belles rivalités au sommet à travers les époques. Le saut en hauteur masculin en est sans doute le plus bel exemple. On y retrouve les grands noms qui ont fait la réputation du Québec du début des années 1970 à la fin des années 1990. Les 10 performances s’échelonnent de 2,24 m à 2,34 m, et nombre d’entre elles ont été réussies à plusieurs reprises : Kwaku Boateng compte trois résultats à 2,31 m et trois autres à 2,29 m; Charles Lefrançois en a deux à 2,28 m; Alain Métellus a franchi deux fois 2,26 m. Depuis cette glorieuse époque, aucun sauteur québécois n’a fait mieux que 2,16 m.
Le marathon féminin offre également un beau panorama de rivalités, qui remonte lui aussi à plus d’une trentaine d’années. Les Jacqueline Gareau, Odette Lapierre, Carole Rouillard et Lizanne Bussières ont multiplié les chronos à moins de 2:32 h. C’est un niveau qui n’a jamais été atteint par la suite.
Voici quelques autres « beaux partages » :
François Thénault et David Foley à la perche. À quand un nouveau sauteur québécois à plus de 5,10 m (un niveau quand même fort modeste quand on sait que près de 450 sauteurs ont atteint cette hauteur cette année dans le monde)?
Bruno Pauletto et Youssef Koudssi au poids. C’est l’ancien monde (le tournant des années 1980) et le nouveau (2023). Pauletto reste quand même exceptionnel avec ses quatre performances à plus de 20 m il y a plus de 40 ans.
Mélanie Blouin et Gabriella Duclos-Lasnier à la perche. La première a succédé à l’autre dans la seconde décennie du siècle. Les deux n’ont cessé de repousser les limites dans cette épreuve, Blouin grimpant jusqu’à 4,50 m en 2015. Depuis, plus rien…
Jane Haist et Carmen Ionesco au disque. Là, il faut remonter très loin… jusqu’aux années 1970. D’origine ontarienne, Haist est venue s’établir au Québec pour s’entraîner en vue des Jeux olympiques de Montréal; son entraîneur n’était nul autre que Jean-Paul Baert. Elle a notamment inscrit un nouveau record canadien de 61,60 m en 1975, 5e au classement. Ionesco, elle, d’origine roumaine, avait participé aux Jeux de Munich en 1972, mais c’est en tant que Québécoise et Canadienne qu’elle a obtenu ses meilleurs résultats, avec un sommet personnel à 64,78 m en 1976. Depuis 1982, aucune lanceuse québécoise n’a dépassé les 60 m.
Marcel Jobin et François Lapointe au 50 km marche. Jobin trône en tête du classement, à 3:47:48 h, mais il doit partager les honneurs du classement avec Lapointe. Jobin en a quatre et Lapointe, six. À signaler, toutes ces performances sont sous les 4 heures. Le record personnel de Jobin est la plus vieille, datant de 1981; c’était un record canadien qui a tenu le coup 34 ans, jusqu’à ce qu’il soit battu par le Britanno-Colombien Evan Dunfee en 2015 (3:43:45 h)
La leçon d’histoire
L’analyse des meilleures performances québécoises de tous les temps est ainsi une bonne leçon d’histoire.
On relève des performances dans toutes les décennies depuis les années 1970, mais la distribution est très inégale. Par genres, les années 1990 ont vu une belle éclosion de performances masculines (95), tandis que les années 2010 ont vu de remarquables prouesses féminines (83). Ce qui devrait rassurer la Fédération québécoise, c’est que le plus haut total de bonnes performances par décennie (153) se situe dans les années 2020, alors que même pas la moitié de la décennie a été écoulée.
Cette prolifération récente de bons résultats est surtout attribuable à l’essor du demi-fond québécois (1500 m au 5000 m). Si on y ajoute le 10 000 m et le demi-marathon, on a un total de 63 performances depuis le début des années 2020, soit un peu plus de 40 % (63/153). Elle est due aussi à l’émergence d’Audrey Leduc dans les sprints (12 performances aux 100 m et 200 m juste cette année) et, dans les concours, à celle de Marguerite Lorenzo, qui a redonné un peu de panache à la discipline du saut en hauteur, comptant 19 résultats à 1,80 m ou plus depuis 2022.
Répartition des meilleures performances par décennies et par genres
1970 | 1980 | 1990 | 2000 | 2010 | 2020 | |
Hommes | 5 | 44 | 95 | 40 | 29 | 86 |
Femmes | 13 | 42 | 40 | 39 | 83 | 67 |
Total | 18 | 86 | 135 | 79 | 112 | 153 |
Bon nombre d’épreuves n’ont cependant guère progressé depuis plusieurs années. Mentionnons, chez les hommes, les 100 et 200 m, le 400 m haies, le marathon, les épreuves de marche, le saut en longueur, le triple saut, le javelot et le décathlon. Chez les femmes, on peut parler du 800 m, du 3000 m, du 10 000 m, du marathon, du 400 m haies, du poids, du disque et du marteau.
Dans bien des cas, la 10e performance semble inaccessible. Il vaut mieux se référer à la version « une seule performance par athlète » pour trouver un standard à la portée.
10e performance selon les deux versions du top 10
V1 : version « performances multiples de chaque athlète »
V2 : version « une seule performance par athlète »
Épreuve |
Hommes | Femmes | ||
V1 | V2 | V1 | V2 | |
100 m | 10,05 | 10,44 | 11,18 | 11,49 |
200 m | 20,60 | 20,99 | 22,96 | 23,45 |
400 m | 47,14 | 47,17 | 52,08 | 53,30 |
800 m | 1:45,65 | 1:47,47 | 2:01,72 | 2:03,30 |
1500 m | 3:34,60 | 3:40,50 | 4:09,72 | 4:14,54 |
Mille | 3:55,48 | 4:04,58 | ||
3000 m | 8:00,31 | 8:04,87 | 9:13,70 | 9:25,50 |
5000 m | 13:31,09 | 13:47,43 | 15:20,15 | 16:08,63 |
10 000 m | 28:54,79 | 29:27,37 | 32:45,42 | 33:55,07 |
Demi-marathon | 1:05:32 | 1:05:39 | 1:13:24 | 1:15:09 |
Marathon | 2:19:37 | 2:20:06 | 2:31:27 | 2:36:46 |
10 km marche | 46:51 | 52:38 | ||
20 km marche | 1:23:51 | 1:29:17 | 1:46:07 | 2:21:06 |
50 km marche | 3:56:11 | 4:56:07 | ||
100 m haies | 13,07 | 13,71 | ||
110 m haies | 14,14 | 14,31 | ||
400 m haies | 50,21 | 51,67 | 56,01 | 59,84 |
3000 m steeple | 8:22,62 | 8:50,56 | 10:00,79 | 11:07,36 |
Hauteur | 2,24 | 2,15 | 1,78 | 1,75 |
Perche | 5,11 | 5,00 | 4,25 | 3,60 |
Longueur | 7,89 | 7,72 | 6,16 | 6,06 |
Triple saut | 16,61 | 15,49 | 12,31 | 11,94 |
Poids | 19,45 | 15,84 | 17,61 | 14,06 |
Disque | 57,44 | 48,92 | 59,58 | 50,96 |
Marteau | 66,04 | 58,80 | 62,46 | 57,36 |
Javelot | 66,82 | 64,92 | 50,59 | 45,97 |
Heptathlon | 5152 | 5007 | ||
Décathlon | 7434 | 6719 |
Enfin, pour ceux ou celles qui voudraient savoir qui détient le plus grand nombre de marques dans cette nouvelle approche du top 10, la réponse est Bruny Surin avec 31 (100 m, 200 m, longueur), suivi de Charles Philibert-Thiboutot avec 29 (1500 m, mile, 3000 m, 5000 m et 10 000 m), Marguerite Lorenzo avec 19 (hauteur) et Edrick Floréal avec 17 (longueur et triple saut).
* Les classements d’Athlétisme Canada offrent les deux versions, même pour chaque province, y compris le Québec. On peut les consulter par année ou même « pour tous les temps », mais les données sont déficientes si on remonte à plus d’une dizaine d’années. Les classements disponibles sont donc incomplets.